COLORADO RIVER 1998

Cette étude du Closer Grand Canyon, composée de quinze toiles, pourrait être utilisée dans les écoles afin de démontrer qu'un gouffre (et même ici plusieurs) sépare la réalité de sa transcription picturale. Qui n'a jamais vu une rivière violette, des zébrures géologiques bleu de Prusse, des rochers en forme de corne de rhinocéros? Par la liberté qu'elle prend avec son modèle, Colorado River anticipe sur les déformations que Hockney fera subir à son motif dans sa seconde version du Grand Canyon.

À la différence du premier Canyon et de ses études, cette peinture ne renvoie pas aux photomontages des années quatre-vingt. Comme toutes les oeuvres de cette seconde série, elle est le fruit d'études dessinées, de croquis saisis sur le motif. La question légitime qui se pose donc est celle de la justification d'un tel dispositif de châssis juxtaposés. Pourquoi en effet multiplier les fenêtres, et leur virtuels points de vue, pour une composition si visiblement unifiée? La réponse, immédiate et naïve, serait : pour faire de ce tableau la somme d'autant de tableautins. Ceci est plus qu'une lapalissade. David Hockney a travaillé son tableau en sorte que chacun des éléments qui le composent jouisse d'une relative autonomie picturale. Leur chromatisme, leur technique permettent à chacune des quinze parties de son étude de pouvoir "tenir" par elle-même. Ce procédé singulier transpose à l'echelle du tableau-qui-forme-le-tableau le principe du aIl over moderniste. Ce fractionnement est un des agents les plus efficaces de la transposition picturale du Grand Canyon (l'évolution du Closer Grand Canyon, montre que cette solution permet à David Hockney d'élargir potentiellement à l'infini le cadrage de ses oeuvres).

La " science" repoussant chaque jour les bornes de l'ignorance, un jour viendra, pourtant, où un historien, aussi sagace que borné, affirmera - témoignage à l'appui - que dans certaines conditions climatiques le Grand Canyon s'embrase bien ainsi aux lueurs vespérales. Après des mois d'enquêtes minutieuses, il retrouvera les traces du fauteuil, posé par David Hockney, face à son motif. Â l'aide d'un logiciel complexe, par des images de synthèse, il restituera l'angle exact selon lequel, des années plus tôt, le peintre vit le Canyon. Comme Gertrude Stein qui, avec le temps, a fini par ressembler à son portrait peint par Picasso, le Grand Canyon américain finira lui aussi par être vu avec les yeux du peintre. Dans les broussailles, au-dessus du Canyon, gazouilleront les oiseaux de Zeuxis.

D.O (David Hockney : espace/paysage, centre Georges Pompidou )