A CLOSER GRAND CANYON 1998
A Bigger Grand Canyon avait été peint d'après un montage photographique. Hockney avait pensé que la transposition picturale d'une image constitutivement polyfocale (faite d'autant de points de vue que de clichés juxtaposés) pouvait arracher son spectateur à l'immobilité à laquelle l'aurait contraint un point de vue unique. Quelle qu'en soit la complexité, A Bigger Grand Canyon reste tributaire d'une vision lointaine. Cet éloignement est celui que la photographie établie avec son motif. Comme la perspective classique, dont elle ne fait que mécaniser les règles optiques, la photographie est l'enregistrement d'une vision dont le principe fondamental est la mise à distance. Cette domination visuelle, cette maîtrise intellectuelle sur le monde qu'autorise cet éloignement, ce cadrage, la photographie l'assume en héritant techniquement des camera oscura.
La somme des distances photographiques qu'accomplit A Bigger Grand Canyon ne lui permet pas totalement de saisir physiquement son spectateur comme Hockney ambitionnait de le faire. (D'autres moyens, tel le format panoramique de l'oeuvre ou le redressement de son motif, lui permettent néanmoins d'approcher cet idéal.) Nous maîtrisons visuellement le Grand Canyon plus qu'il ne nous embrasse. Conscient des limites de son premier tableau, David Hockney est reparti ~ur le motif. Son seul outil, cette fois, était son carnet de dessins. Durant de longues séances, il a contemplé le site, en a synthétisé les formes dans des études au fusain. Son but était de s'approprier le Grand Canyon, de le soumettre à son regard, d'en imprégner sa mémoire, bref, de le métamorphoser en un tableau de David Hockney. Cette méthode, visant à conceptualiser son modèle, rejoint celle en usage au temps du paysage néoclassique. Ainsi Pierre Henri de Valenciennes à ses élèves: " Nous vous exhortons en conséquence, lorsque vous aurez fait une étude quelconque, à la refaire sans regarder le modèle; et après vous êtes appliqué à ne rien oublier, quand votre mémoire ne vous fera plus rien, vous ferez alors la comparaison avec l'original. " Un paysage mental né de ce travail de l'analyse et de la mémoire. Hockney interprète, amplifie les mouvements géologiques pour faire de son Canyon un espace où les formes se lovent se creusent ou se projettent vers leurs spectateurs comme elles le faisaient, par exemple, dans les "Very New Paintings ". Rien de naturaliste ou presque dans ce second Grand Canyon qui dresse devant nous une muraille dont les formes saillent telles des tentacules Il faut avoir vu le Grand Canyon: une saignée sous le niveau de l'horizon, un paysage en creux sous un ciel immense, pour mesurer à quel point Hockney l'a façonné à sa guise. Closer, cette seconde version du Grand Canyon l'est, par la volonté de David Hockney d'aller y voir de plus près, elle l'est surtout par son aptitude à saisir optique- ment et physiquement ses spectateurs, par sa propension à les capturer autant qu'a les captiver.
P-S. Le dimanche 6 décembre, un mois après ma découverte du Closer Grand Canyon dans l'atelier de David Hockney, un fax me parvient de Los Angeles : Le tableau est transformé. La différence est énorme. Vous êtes conscient de regarder simultanément vers le haut et vers le bas. [...] Je ne pouvais pas concevoir le ciel avant que la terre ne soit achevée. J'ai d'abord pensé qu'une rangée de tableaux suffirait, mais j'ai vite réalisé qu'avec trois rangées, l'oeil est davantage attiré vers le haut, et ainsi s'accroît le contraste avec la vision de l'abîme. En réponse à une remarque faîte à Hockney sur l'effondrement d'une partie de mes hypothèses sur sa résistance au " sublime" du site [par son ignorance du ciel, le seul élément non " cadrable "], son fax répond : Sorry if l've fucked up some of the philosophy .