NICHOLS CANYON 1980

Comme la plupart des villes américaines, plus qu'aucune autre sans doute, Los Angeles est marquée par un urbanisme au cordeau. Toute la ville? Presque toute, Si l'on excepte les collines qui la surplombent, et où, presque par hasard, vit David Hockney, peintre anglais, compatriote de William Gilpin qui, en 1768, publia ses Remarques sur les principes du pittoresque.

En 1980, Hockney reprend son projet d'une peinture du paysage californien J'ai pris une grande toile, et j'ai tracé au milieu une ligne courbe, censée représenter la route. Habitant sur ces collines et travaillant à l'atelier, il m'arrivait d'emprunter cette route trois ou quatre fois par jour J'ai ftni par ressentir ces lignes courbes. " Ressentir " un paysage se déroulant de façon tortueuse entre deux lieux intimes, voilà qui fait de Nichols Canyon quelque chose comme l'anti Santa Monica Boulevard. En 1979, Hockney s'est essayé à réaliser une grande composition consacrée au paysage urbain de Los Angeles. Son ambition était alors de rendre compte de la singularité d'une ville, conçue pour être appréhendée depuis une voiture en mouvement. Long bandeau de six mètres de long, Santa Monica Boulevard, malgré six mois de travail, est une oeuvre inachevée. Comment Hockney pourrait-il peindre un chemin qui ne mène nulle part, une route dont la rectitude n'offre le prétexte à aucune sensation physique? Nichols Canyon répond à l'échec de Santa Monica Boulevard. En plus de quelques coups de volant, leur chromatisme oppose les deux oeuvres. D'une route à l'autre, Hockney a fait escale sur les rives de la Méditerranée. À Londres, pendant l'été 1979, il conçoit les costumes et les décors pour un " triptyque français " prévu au Metropolitain Opera de New York (Parade d'Érik Satie, Les Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc et L'Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel). La préparation de Parade plonge Hockney au coeur d'un art français balisé par les oeuvres de Picasso, Matisse et Dufy. Picasso, en 1917, avait conçu les décors de l'oeuvre de Satie. Dufy avait peint, en 1930, des ports qui semblaient être faits pour servir de cadre aux Mamelles imaginées par Apollinaire. Matisse, depuis 1979, était d'actualité pour l'art de David Hockney; une série de lithographies de Celia et Ann rendait hommage au trait du maître de Cimiez. Le portrait de Divine rappelait le luxe chromatique de Figure décorative sur un fond ornemental (1925-1926). La liberté technique propre à Picasso, le chromatisme de Matisse, la touche allusive et virtuose de Dufy donnent au Nichols Canyon une saveur française et méridionale. L'oeuvre anticipe, annonce le projet d'un art de maturité qui vise à concilier l'exigence conceptuelle et l'attachement à un art du plaisir et de la sensualité. Produit de la mémoire, Nichols Canyon procède à une synthèse formelle et chromatique. Physique et sentimental, il évoque les mouvements ressentis sur une route entre deux lieux également familiers. Quel que puisse être son aboutissement, Nichols Canyon n'est pourtant qu'une étape. À peine achevé, Hockney met en chantier Mulholland Drive: the Road to the Studio qui en est à la fois son prolongement direct et son extrapolation. Sur un format de plus de six mètres, se déroule, une fois encore, la route sinueuse et familière. Multipliant les angles de vue, rabattant les plans, Mulbolland Drive... est le premier paysage de l'histoire de l'art peint par un automobiliste cubiste, fauve et chinois, qui aurait lu Gilpin.

D.O (David Hockney : espace/paysage, centre Georges Pompidou )